[Traduction] La passion pour la liberté – Interview avec Jean Weir

La présente interview a été initialement publiée dans le N°8 de la revue anarchiste britannique 325 dont la version PDF est disponible ici : https://325.nostate.net/library/8-325_net1.pdf

Jean Weir y revient sur la répression qui l’a frappée, elle et ses complices, ainsi qu’un grand nombre d’anarchistes italiens suite à un braquage de banque à Rovereto en 1994. Elle y parle du procès qui en a suivi, avec notamment l’émergence de l’affaire Marini, puis de son séjour en prison.
Elle aborde ensuite la lutte à laquelle elle a participé aux côtés des locaux et de ses compagnonnes et compagnons dans les années 80 à Comiso contre une base de missiles.
L’interview se termine sur son projet de traduction et d’édition de textes, Elephant Editions, et les raisons qui l’ont poussée à se lancer dans la traduction des textes anarchistes italiens de l’époque.

Ces raisons, nous les partageons en grande partie, c’est pourquoi nous avons nous-mêmes décidé de traduire cette interview ainsi qu’un certain nombre d’autres textes qui suivront. Nous pensons que la diffusion des idées – et des pratiques – anarchistes doit suivre la perspective anationaliste qui est la nôtre, c’est pourquoi nous nous efforçons de retrouver et de traduire ces textes oubliés ou inconnus des anarchistes francophones. Bien sûr, nous ne sommes pas des spécialistes et nous n’avons pas la prétention de la perfection. La traduction peut donc être parfois bancale malgré le soin que nous y apportons. Nous laissons librement ce texte à disposition pour qu’il soit diffusé, modifié, amélioré. Nous espérons qu’il suscitera de la réflexion et du débat parmi celles et ceux que le monde actuel débecte.

Bonne lecture !

 

325 : Comment t’es-tu retrouvée arrêtée le 19 Septembre 1994, avec quatre autres anarchistes (Antonio Budini, Christos Stratigopulos, Eva Tziutzia et Carlo Tesseri), et accusée de vol à main armée à la banque de Rovereto (Serravalle) en Italie ? Quelle a été l’évolution de ta vie pour que tu sois amenée à vivre cette situation ?

Jean Weir : Comment je me suis retrouvée arrêtée ce jour de Septembre 1994 ? Eh bien, ce n’était de toute évidence pas le « crime parfait »… Des locaux avaient vu des gens sauter par-dessus une clôture dans la forêt de la montagne Chizzola ; une énorme chasse à l’homme s’en est suivie, et en quelques heures, tout le monde était rameuté. Mais je ne pense pas que c’est ce que tu voulais dire. Tu me demandes comment ma vie a évolué pour aboutir à ce moment. Je vais tenter de répondre à cette question, qui semble impliquer qu’il s’agissait là d’une sorte d’apogée vers laquelle ma vie tendait. En fait, il n’en a pas été ainsi. Si les choses s’étaient passées différemment et que nous n’avions pas été attrapés, personne n’aurait eu connaissance de cet événement. Ça aurait simplement été une journée dans la vie de quelques compagnons et compagnonnes anarchistes.

Je ne pense pas qu’il y ait quoi ce que soit d’exceptionnel dans le fait que des anarchistes décident de reprendre un peu de ce qui nous a été volé à toutes et tous – nous devons faire face au problème de la survie comme les autres dépossédés, et en outre nous ne voulons pas nous contenter de survivre, mais nous voulons aller au-delà des limites imposées par la pauvreté et agir sur le réel. Certains camarades croient que l’expropriation sera un événement de masse où tous les exploités agiront ensemble durant un « Grand soir », d’autres ne sont pas disposés à attendre à l’infini que cela se produise, ni à passer toute leur vie exploités ou à participer à l’exploitation des autres.

Quand j’y repense, s’il y avait quelque chose d’exceptionnel, c’était le fait d’avoir des compagnonnes et des compagnons avec qui il était possible de discuter de n’importe quel sujet, et partant de là, d’agir potentiellement ensemble. Je dis exceptionnel, même si à cette époque c’était normal. Cette connaissance mutuelle (et de soi-même) approfondie résulte du fait d’être dans une lutte commune – manifestations, réunions, discussions, actions, etc. – au sein d’un mouvement anarchiste informel. Les relations entre camarades s’approfondissent, chacun acquiert une réelle connaissance de l’autre, pas seulement nos buts mais notre manière d’être en tant qu’individus, notre manière de réagir, nos forces et nos faiblesses. À partir de là je pense qu’il est naturel pour des compagnonnes et des compagnons qui se connaissent et se font mutuellement confiance d’explorer certaines questions plus en profondeur et de décider d’expérimenter afin de poursuivre leur lutte et s’ouvrir à de nouvelles possibilités, quelque soit le domaine. Pour les anarchistes, l’absence de hiérarchie s’applique aussi à l’action. Chaque type d’action menée dans une dimension projectuelle avec une réelle tension vers la liberté a la même légitimité que tous les autres.

Les médias et l’État italien se sont emballés durant le procès, mais comment as-tu ressenti la solidarité des autres anarchistes et des rebelles durant ce processus légal et durant ta peine de prison ?

En fait, il y a eu deux procès… Ou plutôt trois. Il y a d’abord eu celui du vol en question, et ensuite nous avons été accusés de deux autres vols dans la région, ce qui a abouti à un second procès (qui s’est poursuivi durant des mois), au cours duquel le montage de la « terroriste repentie » a conduit au fameux Procès Marini. Les médias ne se sont pas emballés directement après le vol de Serravalle (à côté de Rovereto) : tous les éléments du cocktail médiatique de la « menace terroriste » étaient réunis ; étrangères et étrangers, anarchistes, armes, vol, etc… Mais ce n’était rien comparé à ce qui allait suivre, au niveau national.

La réaction des anarchistes de Rovereto et des environs a été immédiate et inconditionnelle. Leur solidarité était passionnée, et enjouée à certains moments. Ils et elles revendiquèrent notre anarchisme dans une dénonciation claire du rôle des banques et une affirmation de la pertinence de les braquer, ceci par le biais d’affiches, de tracts, de manifestations, de réunions publiques, etc.

Peu après notre arrestation a commencé à paraître la revue anarchiste Canenero. Je pense qu’on peut dire que, même si elle serait de toute façon sortie à un moment ou à un autre, pour diverses raisons notre arrestation a été un catalyseur à la création de cette revue. Elle était très attendue, et le fait de savoir que des compagnonnes et compagnons qui m’étaient chers travaillaient jour et nuit pour sa parution a illuminé cette première période en prison. Tant d’autres choses se sont produites, il est difficile de tout coucher sur papier. Dès le début du procès, des anarchistes étaient venus de toute l’Italie pour assister aux audiences, la salle était toujours pleine et parfois, il y avait tellement de camarades que tout le monde ne pouvait pas entrer.

Je me rappelle des énormes baisers et « A » cerclés dessinés au rouge à lèvres sur une fenêtre surplombant la salle d’audience après que celles et ceux qui n’avaient pas pu entrer ont occupé un bâtiment à l’opposé et nous ont salué depuis là-haut… Des nouvelles selon lesquelles plus de 150 distributeurs automatiques dans la région avaient été englués, aboutissant au retrait de la plainte pour dommages de l’une des banques… De la bannière déployée dans la salle pour mon anniversaire lors d’une audience se tenant à la même date que celui-ci…

Des torches et des feux d’artifice furent allumés contre la prison de Trente pendant les audiences qui se déroulaient dans le tribunal de la ville, ceci ayant entraîné des interdictions de séjour dans la région pour plusieurs camarades. Pendant ma détention dans la prison de haute sécurité de Vicence, un véritable trou à rats, surtout la section pour femmes, des compagnons et compagnonnes louèrent un car et organisèrent une manifestation spontanée avec fumigènes, bannières et bombes de peinture pour le Nouvel An, action qui n’était pas sans risque puisque Vicence était à proximité d’une base de l’OTAN étatsunienne. J’ai appris à ma sortie que tout le monde avait passé un bon moment puis était allé faire la fête toute la nuit quelque part dans les montagnes. Le jour suivant, un hélicoptère de la police apparut dans la cour de la section pour femmes et resta là jusqu’à mon transfert à la prison Opera de Milan. Cette démonstration d’amour et de solidarité a contribué à me faire virer de cet endroit dégoûtant sans « lettre au directeur de la prison » mielleuse, ou d’autres choses du genre.

Ce sont là quelques moments dont je me rappelle concernant la période initiale. Plus tard, suite à l’invention d’une ‘ex-militante repentie’ d’une bande armée inventée dont nous étions toutes et tous supposés appartenir, beaucoup de compagnons et de compagnonnes furent arrêtés ou durent se cacher pour poursuivre la lutte. Je sais que beaucoup des camarades restants ont débattu intensément pour se mettre d’accord et décider quoi faire, mais je n’en sais pas autant sur cette période que je n’en sais sur la précédente.

Lire tes questions m’a replongé dans cette époque pas si lointaine, et me remémorer la solidarité me remplit d’une joie immense. C’était incroyable. Seules les personnes qui ont déjà vécu des moments pareils peuvent comprendre de quoi je parle, et comme tu peux le constater, je ne peux pas faire tenir ma réponse à cette question en seulement quelques lignes, alors ce que j’ai mentionné là n’est qu’une infime partie de ce que les compagnonnes et les compagnons ont fait jour après jours durant des années.

Un collectif de défense anarchiste qui était déjà constitué devint extrêmement actif dans la recherche d’avocats, la coordination des contributions venant des concerts de soutien etc. et l’envoi régulier de nouvelles concernant la situation, qui se muait en une attaque répressive visant une grande partie du mouvement anarchiste.

Le compagnon qui envoyait les mandats fut accusé d’être le « trésorier » de l’organisation clandestine fantôme inventée par le procureur Marini et les forces spéciales des Carabinieri, et un mandat d’arrêt fut émis à son encontre. Le camarade qui était le plus actif au sein du collectif fut accusé d’avoir contrefait une note interne de la police qui avait été envoyée à Radio Blackout à Turin. Les deux furent finalement acquittés ou les accusations qui les concernaient furent abandonnées.

Durant les diverses phases répressives des milliers d’affiches furent imprimées et collées dans toutes les grandes villes ainsi que dans beaucoup de petits villages – partout où il y avait des anarchistes désireux de faire preuve de solidarité.

D’une simple affaire concernant quelques camarades « pris sur le fait » à propos de laquelle il n’y a pas grand chose à dire, nous en étions arrivés à une situation où une soixantaine d’anarchistes étaient accusés d’appartenir à une organisation clandestine, d’insurrection contre l’État, etc., avec des charges qui impliquaient de multiples peines de prison à vie.

Tout cela se basait sur les « aveux » de la compagne d’une vingtaine d’années de Carlo, l’un de mes coaccusés, qui avait été repérée par le R.O.S (Reparto Operazioni Speciali / Groupe d’Opérations Spéciales) comme quelqu’un de jeune et potentiellement impressionnable qu’il serait aisé d’effrayer afin qu’elle collabore avec la police et la justice.

Elle annonça qu’elle était une « ex-membre » de la « bande », et qu’elle avait participé à l’un des braquages dans la région de Trente. La manière dont l’histoire émergea était tellement absurde que c’en était presque risible, mais les choses commencèrent à devenir tout ce qu’il y a de plus sérieux – il y eut des centaines de descentes partout en Italie et beaucoup de camarades finirent en prison, certains se mirent en grève de la faim et furent relâchés. Il y eut une large dénonciation de ce montage contre les anarchistes qui faisait à présent les unes des journaux : réunions interminables, attaques dirigées contre la presse, les entrées des stations souterraines engluées le premier jour du procès Marini, rassemblements, manifestations etc.

Au-delà des arrestations, il y eut une totale déformation des méthodes anarchistes, et des dizaines de milliers de brochures furent imprimées et distribuée dans tout le pays pour dénoncer cela. Beaucoup d’actions furent organisées, des tracts et des affiches furent rédigés au niveau national, suite à un nombre incalculable de réunions avec des groupes et des individus venant de tout le pays. Il y avait régulièrement des interventions sur les radios libres. Des actions de solidarité furent aussi organisées en Allemagne, en Grèce et en Espagne. Une compagnonne allemande sortit une feuille bilingue, et traduisit un grand nombre de textes italiens – je veux dire, des textes théoriques, pas des textes liés à la répression, aux événements de soutien ou aux rencontres. Elle fut aussi très proche de moi de plusieurs façons tout au long des années que j’ai passées à l’intérieur. J’ai aussi reçu beaucoup de lettres, de télégrammes, de cartes, me transmettant les meilleurs vœux, la passion, la chaleur, la solidarité de la part de camarades de nombreux pays, y compris du Royaume-Uni.

Peux-tu nous parler de ton expérience de la prison et des conditions qui y règnent, des opportunités de rébellion, etc ? Quelles étaient tes relations avec les autres prisonnières ?

Là encore il y a beaucoup à en dire… Par où commencer ? Eh bien déjà, je n’ai pas été dans une seule prison, mais sept durant ces années ; et j’ai passé la majeur partie du temps à faire des allers-retours menottée dans un fourgon cellulaire entre Milan et la province de Trente, essayant de regarder à travers les petits trous des fenêtres grillagées pour apercevoir les montagnes ou les vergers en fleurs alors que le procès à Trente poursuivait sa trajectoire perverse. Les conditions dans chacune de ces prisons étaient assez spécifiques et variaient grandement. Mais il y a quelques facteurs qui sont propres à toutes les prisons pour femmes – elles sont beaucoup plus petites que celles pour hommes, et bien souvent elles ont peu d’équipements, parfois même pas du tout, pour l’éducation et les activités.

La première chose qui m’a frappée, et qui m’a agacée, est que j’étais seule, je veux dire, j’étais détenue à l’écart de mes compagnons, qui la plupart du temps partageaient une cellule et avaient donc la possibilité de se parler, de rire, et de faire face à la situation ensemble. Eva et moi étions détenues séparément, et heureusement elle fut libérée à peu près un mois après notre arrestation. J’avais déjà vécu des situations semblables avant, donc je savais à quoi m’attendre, et je rassemblai toutes mes forces. La solidarité de l’extérieur dont j’ai parlé plus haut a certainement nourri cette force, mais il y avait beaucoup de choses qui se passaient çà et là desquelles j’aurais aimé pouvoir parler à mes camarades, et c’était impossible. Je veux dire, même concernant des banalités de la prison – ou plutôt, tout est banalité, mais peut prendre de l’importance à certains moments. Des petites causes peuvent produire de grands effets, et même les pensées semblent avoir une grande capacité d’agir sur le réel.

Je pense que simplement rester en vie, conserver son individualité, rester lucide et garder la tête haute est en soi une forme de rébellion au sein d’une institution créée dans la ferme intention de briser et d’humilier. Les choses étaient très différentes de ce qu’elles étaient dans les années 70 et 80 en Italie lorsqu’il y avait des milliers de camarades enfermés, souvent détenus dans des prisons de haute sécurité sur-mesure. La rébellion était une constante, une nécessité et le prolongement de la lutte à l’extérieur, allant presque jusqu’à la remplacer avant le virage réformiste de beaucoup des leaders marxistes-léninistes.

Aujourd’hui, spécialement pour les femmes, vous pouvez être très peu nombreuses, enfermées pour une large variété de raisons (ce qui est mieux – les anarchistes ne se considèrent pas comme des prisonniers politiques, et s’ils finissent dans des sections « politiques » c’est parce que l’État les y met dans le but de les empêcher « d’infecter » les autres détenus). En fait, dans quelques-unes des petites prisons où j’ai été détenue à commencer par Rovereto, j’étais maintenue séparée des autres détenues dans la mesure où les conditions limitées le permettaient. Les matonnes n’avaient pas l’habitude de voir les tracts que je recevais par courrier et leurs mains tremblaient lorsqu’elles entraient en contact avec certains d’entre eux et j’étais transférée aussi vite que possible.

La seule chose dont je me rappelle sur la prison de Trente est un tremblement de terre une nuit à la suite duquel j’ai passé environ une heure à me demander ce que je ferais dans le cas d’une autre secousse, jusqu’à ce que je finisse par m’endormir. Ce genre d’événement n’a pas toujours un dénouement aussi joyeux : huit prisonnières (et deux matonnes) furent tuées, prises au piège par un incendie qui se déclencha dans la prison Le Vallette à Turin en 1986. Les récits de prisonniers à La Nouvelle-Orléans font froid dans le dos. Ce ne sont là que quelques exemples. Il ne faut pas oublier que – au-delà des anecdotes et des souvenirs – la prison consiste en tant de boîtes blindées dans lesquelles des millions de gens sont enfermés jour et nuit. Ces derniers sont les otages de l’État et vivent à la merci d’une hiérarchie d’infâmes lâches 24h/24.

Le quartier des femmes de la prison de Trente a fermé et je fus envoyée à celle de Vicence, que j’ai mentionnée plus haut. Le quartier pour femmes était constitué de deux rangées de cellules se faisant face. Le matin les lourdes portes en fer étaient ouvertes, laissant un second portail blindé verrouillé. Et la prison était ainsi pour le reste de la journée. Des filles maigres et pâles passaient toute leur journée au lit car, même s’il y avait une cour, il faisait extrêmement froid dehors (Vicence est dans les montagnes). La période d’exercice est décidée par décret parlementaire mais il n’est écrit nulle part qu’elle doit avoir une durée minimale. Deux heures obligatoires sans aucune activité dans une zone gelée entourée de béton armé était trop pour la plupart des gens, et les matonnes étaient bien contentes de ne pas avoir à verrouiller et déverrouiller X portails d’accès.

Ainsi, la bataille commença, d’abord de la manière « douce », en signalant la situation au personnel médical, en écrivant des demandes collectives à la direction de la prison etc. sans succès. Il était très difficile de parler aux autres prisonniers étant donné qu’à part dans la cour extérieure, il n’y avait que quelques heures de « sociabilisation » chaque jour pour lesquelles il fallait s’inscrire à l’avance, indiquer avec quel autre détenue on pouvait être enfermée, ou à qui on pouvait « rendre visite ». Néanmoins, nous sommes parvenues à nous mettre d’accord sur le fait que nous irions dans la cour le lendemain et que, pour protester, nous refuserions de rentrer au terme des deux heures. Dans le contexte de la prison, ceci équivaut à une insurrection. Ce jour arriva. La présence de matons du quartier des hommes au rez-de-chaussée était la confirmation que nos plans étaient compromis. Peu après ça (cet événement arrive juste après le rassemblement du Nouvel An) ma voisine de cellule C. et moi-même avons été « mises à l’ombre » : moi dans l’aile « politique » d’Opera à Milan, et C. dans une prison reculée de province. Cette longue description vise à montrer comment une simple tentative d’obtenir un « droit » basique en vient à être considéré comme une menace sérieuse à l’ordre et à la soumission.

Il faut bien prendre en compte le contexte dont on est en train de parler. Je n’arrive pas en prison en me disant « wah, il y a beaucoup de gens enfermés, c’est un terrain fertile pour la rébellion, essayons ». Déjà, la plupart des gens ont beaucoup de problèmes et ne sont tout simplement pas intéressés par la manière dont tu te définis. Personnellement je n’ai même pas essayé, si ce n’est par ma manière d’être avec les autres et mon environnement, même si dans certaines prisons certains détenus politisés savaient ce qui nous était arrivé. C’est différent. En temps normal quand t’es en prison, je pense qu’il faut faire avec ta condition de prisonnier et continuer à vivre ta vie dans des conditions différentes, et tenter de contribuer à améliorer le quotidien de ce qui peut souvent être une réalité bien lugubre. La plupart des femmes à l’intérieur sont dans une situation bien pire que la nôtre. Beaucoup ont des enfants, vivant parfois à des milliers de kilomètres, et s’inquiètent pour eux en permanence. Nous sommes privilégiées car nous avons des compagnonnes et des compagnons, de la solidarité, d’excellents avocats qui sont souvent eux-mêmes des camarades.

Ceci étant dit, c’était une sacrée expérience de rencontrer tant de personnes bizarres que l’on ne rencontrerait pas autrement en raison de choix personnels et des cases dans lesquelles nous, « la lie de la société », sommes rangés : gitans, toxicomanes, « meurtriers », « leaders historiques » d’une époque révolue, prostituées, mules, etc. Et j’ai vécu des moments intenses et parfois très joyeux. Comprends-moi bien, la prison n’était pas la meilleure période de ma vie. Mais, quand des êtres humains très divers qui sont forcés de cohabiter contre leur volonté réussissent à s’unir sur les bases de ce seul dénominateur commun et sont simplement eux-mêmes le temps d’un instant avec leurs magnifiques particularités, une alchimie étrange se produit qui dépasse tous les murs et devient un véritable moment de liberté, ainsi qu’une menace au statu quo de la prison.

Évidemment, il aurait été encore mieux de faire tomber les murs pour de vrai. Beaucoup de ces femmes sont toujours enfermées. Plus encore les ont rejointes. Tu m’as interrogée sur la solidarité, et je ne peux conclure cette rêverie sans évoquer un moment de solidarité inoubliable que d’autres détenues m’ont fait vivre. Comme je l’ai déjà dit, j’ai reçu beaucoup de courriers qui n’étaient pas officiellement censurés, parmi lesquels il y avait l’ensemble des numéros de Canenero et une bonne quantité de numéros passés du journal anarchiste ProvocAzione qui parut dans les années 80. À Opera, ces derniers me furent confisqués suite à une fouille de routine de ma cellule, avec de piètres justifications telles que « risque d’incendie », « acquis de manière illicite », etc. Il est évident que les contenus n’étaient pas du tout appréciés par les personnes qui les avaient trouvés. J’étais furieuse et ai demandé à récupérer mes journaux.

Quiconque a déjà été en prison sait qu’il n’y est pas question de demandes suivies de réponses. Même les plus insignifiantes requêtes, comme avoir la permission d’acheter une paire de chaussettes, doivent cheminer au travers d’un long processus qui peut prendre des semaines. Je n’étais pas disposée à attendre, et pour faire court j’ai fini par protester en refusant simplement de rentrer de promenade et d’être enfermée. L’effet immédiat a été de réussir à obtenir une audience avec le Maréchal de la prison pour hommes ; j’ai finalement récupéré mes journaux, et la « super-matonne » la plus détestée en charge du quartier pour femmes a disparu de la circulation pour quelques semaines, ce qui a permis à tout le monde de souffler un peu. Le second effet a été d’être escortée dans une sorte de « tribunal intérieur » un Lundi matin, présidé par le directeur de la prison avec la présence de matons, de flics, de psychologues etc. Le verdict : coupable d’insubordination. La punition : deux semaines au mitard. Cela scandalisa tout le monde dans l’aile, dans laquelle beaucoup étaient enfermées depuis presque vingt ans. Les rares punitions à Opera duraient 2 ou 3 jours. Après avoir été auscultée par le médecin qui confirma que j’étais apte à effectuer la sentence (le médecin a toujours le dernier mot, même dans le couloir de la mort…), je fus conduite au bloc d’isolement, pour y être enfermée 22 heures par jour et n’avoir en ma possession que mes journaux anarchistes (je m’étais assurée de les avoir), quelques livres, un dictionnaire et une petite radio.

Des matonnes étaient chargées de s’asseoir de l’autre côté de la porte en métal, me surveillant à travers l’œilleton. Elles me faisaient sortir pour la promenade dans une petite cour sordide une heure le matin et l’après-midi. Quiconque me parlait recevrait la même sanction. Après avoir passé une bonne partie de la nuit en guerre contre les moustiques (c’était en plein mois d’Août, il faisait 40 degrés) je me réveillais au son d’un rap tapageur juste derrière la fenêtre. En regardant dehors, je pouvais voir les filles qui travaillaient dans le jardin en dessous danser en file indienne à travers les plantes et improvisant un rap sur toute l’histoire.

Quelle effervescence !

Ensuite, quand j’allais dehors pour prendre l’air, toutes les femmes de l’aile étaient à leurs fenêtres chantant à gorges déployées tout un répertoire de chants d’amour et de batailles. La confusion fut telle que les matonnes durent me transférer de cette cour glauque au terrain de sport pour la promenade deux fois par jour.

Pour le reste : il va sans dire que pendant tout ce temps, toute la nourriture de la prison finissait dans les toilettes étant donné que je recevais un approvisionnement constant en nourriture fraîche, café chaud, etc. grâce à la ruse et à la créativité dont seuls sont capables ceux qui sont enfermés contre leur gré, sans éveiller les soupçons des espions en uniforme à l’extérieur de la cellule ni des gardes armés qui faisaient leur ronde. Quand les deux semaines furent terminées, c’était la fiesta dans l’aile !

Après que tu es sortie de prison, comment as-tu vécu ton retour dans la « société » ?

La société ? Qu’est-ce donc ? Je pense que j’ai toujours vécu la société comme un étau depuis le jour où je suis née. Pendant mes deux premières semaines à l’école maternelle, ils avaient dû m’enfermer dans la classe. Peut-être que ce que j’ai vécu de plus proche d’être en « société » c’est quand j’étais en prison. Tu ne peux pas y échapper – à moins que, comme je l’ai dit, tu ne te déclares « prisonnier de guerre » et que tu passes le reste du temps seul, avec un statut spécial. La prison est un modèle réduit du monde extérieur, une sorte de caricature dans laquelle tu es bloqué, il n’y a nulle part où se cacher, donc tu es sociabilisé dans une certaine mesure que tu le veuilles ou non, dans l’intérêt de tes codétenus et pour essayer de tuer le temps. Mais toujours dans des limites bien précises.

Comme la société à l’extérieur, la structure de la prison est polarisante : elle exclut et isole les rebelles et amène certains autres détenus à l’intégration et à la participation à leur propre incarcération. Les fois où j’ai failli participer à ma propre oppression étaient les pires pour moi, et le genre de réalité à laquelle ils [ndt : Jean Weir parle ici des personnes qui participent activement au monde de la prison (maton, directeurs, etc.)] aspirent me remplissait de dégoût. Tu aimerais cracher dans les yeux de la matonne et lui dire d’effacer ce sourire de son visage quand elle vient t’ouvrir le matin, mais tu peux même en venir à lui dire « bonjour ».

Il y a peu, un compagnon italien m’a dit que quand il était en prison l’an dernier il y avait des anciens militants des Brigades Rouges qui appelaient toujours les matons stronzo – « con » – ou pezzo di merda – « merde », et combien les autres détenus les enviaient pour ça. S’ils avaient essayé de faire de même, ils auraient fini avec des ecchymoses et des côtes cassées.

En général, il faut que tu apprennes à contenir ta haine de tout ça. Quand je suis sortie, j’ai été assignée à résidence pendant un moment, avant de rentrer à Londres, car j’avais une autre peine plus courte à purger en Italie concernant une voiture volée en rapport avec le braquage. J’y ai lentement glissé dans mon isolement. Ce n’est pas avec fierté, je dirais, parce qu’une telle existence est pleine de compromis comme n’importe quelle autre. Il n’y a pas de réelle lutte ici, pas de tension vers l’attaque de ce qui t’opprime, toi et les personnes qui t’entourent. Tu peux devenir un activiste acharné ou tu peux passer un peu de temps à essayer de faire le point, te sociabiliser dans cette réalité dans une certaine mesure et porter tes propres perspectives du mieux que tu peux, toujours dans l’optique de rechercher des affinités et des ouvertures pour la lutte telle que tu veux la vivre. Ainsi, dans cette prison à ciel ouvert tu es aussi un inadapté, un outsider qui joue un rôle et respecte les conventions sociales.

L’Italie a une longue histoire d’insurrections aussi bien récentes que passées, est-ce que tu peux nous parler des luttes sociales auxquelles tu as pris part ?

En Italie, dans les années 70 et 80, même s’il y a eu une prolifération d’organisations clandestines qui ont déclaré la guerre à l’État, il y avait aussi un mouvement insurrectionnel diffus et c’était très stimulant, ça « flottait dans l’air ». Il y avait de nombreux exemples de squattages de masse, d’occupations d’universités, de non-paiement de contraventions, de fraude dans les transports, d’auto-réduction etc. dans des villes comme Bologne où des centaines de jeunes refusaient tout simplement de payer. Beaucoup de petites actions d’attaque étaient menées par des individus ou de très petits groupes de gens sans toute la rhétorique propre aux organisations armées, et ça avait un profond effet sur cette partie du mouvement anarchiste qui avait tendu dans cette direction. Il y avait un fort désir de perspectives et d’être partie intégrante des luttes pour la Liberté avec d’autres camarades au sein de ce mouvement informel. Ceci s’est développé en ce que certains anarchistes appelle la « méthode insurrectionnelle » de la lutte. Cette interprétation tente de rapprocher la participation « de masse » et les anarchistes contre un objectif donné en se basant sur une certaine hypothèse organisationnelle. Ceci requiert un engagement constant dans la lutte sur une période donnée. Il ne s’agit pas de petits groupes d’anarchistes décidant d’attaquer une expression particulière du pouvoir, mais d’une tentative d’impliquer un grand nombre de gens auto-organisés en une multitude d’organismes de base – noyaux, ligues, ou quelque soit le nom qu’ils souhaitent se donner – et d’attaquer l’objectif tous et toutes ensemble. L’intérêt de cette manière de s’organiser est qu’elle ne peut devenir hiérarchique, mais peut s’étendre et proliférer horizontalement, et une fois que l’objectif est en vue et que tous les individus impliqués ressentent un changement qualitatif dans leur relation au pouvoir (absence de délégation, décisions autonomes, créativité etc.), la lutte peut même aller au-delà de l’objectif. J’ai la chance d’avoir vécu une telle expérience, même si le résultat final n’était pas à la hauteur des attentes et du travail fourni. Mais peu importe.

C’était dans les années 80, à Comiso en Sicile, où je vivais à l’époque. Les étatsuniens avaient décidé de stocker des missiles de croisière dans la base militaire qu’ils avaient là-bas, et il y avait un large désaccord de la population locale à ce sujet. Des opposants au nucléaire, le parti communiste, le parti socialiste, les écologistes etc. protestaient dans des manifestations de masse ou des piquets de grève pacifistes à l’extérieur de la base. Les anarchistes du coin décidèrent de se démarquer de ce cirque et d’agir dans une lutte prolongée dans la logique d’une rébellion de masse. L’essence de la lutte anarchiste est dans les moyens, pas dans les fins.

Nous avons rédigé des tracts analysant pourquoi, non seulement au niveau militaire mais aussi social et économique, la seule réponse conséquente à ce projet de mort était d’occuper la base et de la détruire. Nous en avons imprimé des milliers sur un vieux duplicateur manuel Roneo en utilisant des pochoirs que des camarades de Class War nous avaient donnés en Angleterre. Personne n’avait pour ainsi dire de moyens et tout était improvisé au fur et à mesure. Nous avions réussi à nous procurer une sono et parcourions les places des villages avoisinants pour y tenir des discours puissants et sans équivoque – c’était généralement Alfredo qui s’y collait –, auxquels assistait la plupart de la population masculine de chaque endroit. Nous avions aussi rédigé des tracts spécifiquement adressés aux femmes et nous sommes allés les distribuer aux alentours des lieux de vie et avons eu des capanelli [N.D.T : le terme a été laissé tel quel dans la version originale. On pourrait le traduire par « débat », « discussion animée »] spontanés avec certaines d’entre-elles. Nous avons rédigé des tracts adressés aux ouvriers de la raffinerie de pétrole Anic (qui refusèrent de retourner travailler tant que nous n’aurions pas été relâchés quand la D.I.G.O.S – police politique – nous arrêta), ainsi qu’aux étudiants, pour les distribuer à la sortie de toutes les écoles. Certains élèves refusèrent donc d’aller en cours pendant une journée et tinrent un rassemblement spontané qui remplit l’une des places. C’est à ce moment que j’ai commencé à voir comment le pouvoir fonctionnait en réalité à un niveau local : le chef du parti communiste vint frapper à notre porte pour nous proposer que l’on « travaille ensemble ». Il va sans dire qu’on l’envoya balader. À cette époque des gens nous avaient prêté une vieille maisonnette car beaucoup d’entre nous vivaient à plus de 100 Km de là. Les réunions publiques, distributions de tracts, collages d’affiches etc. avaient amené des gens différents (tant au niveau de là d’où il venaient que de leurs parcours de vie) – étudiants, chauffeurs de poids-lourds, ouvriers agricoles, etc. – à être d’accord avec la nécessité de détruire la base, et ils formèrent de petites « organisations de base » qu’ils appelèrent « ligues », faute de meilleurs mots. Ces ligues, qui étaient souvent constituées de deux ou trois personnes mais avaient la capacité de s’étendre et de se multiplier à mesure que la lutte s’intensifiait, commencèrent à avoir besoin d’un endroit utilisé comme point de référence et de coordination, c’est-à-dire pour tenir des réunions, rédiger et imprimer des tracts, etc. Un petit local fut loué à cette fin à Comiso et appelé la Coordination pour les ligues auto-organisées contre la base de missiles de Comiso. Et ces gens avaient vraiment le pouvoir de détruire la base – avec leurs collègues, voisins, familles, animaux de ferme, tracteurs, pelleteuses, etc. C’était le rêve.

Mais, en dehors de la répression pure et simple, il y eut une combinaison d’obstacles, parmi lesquels la mafia locale, deux individus masqués qui déboulèrent avec des flingues une nuit et tirèrent un coup de feu qui traversa une jambe du pantalon d’Alfredo. Ensuite il y avait le Parti Communiste qui jouait sans arrêt son rôle de pacificateur social. Enfin et surtout, le mouvement anarchiste lui-même et nos propres limites. Il n’est pas possible de donner tous les détails de cette lutte ici, mais en regardant en arrière, je me dis qu’une trace devrait rester de cette tentative parce que c’était une expérience vraiment ancrée dans le réel qui avait un fort aspect expérimental et théorique, et qui de ce fait appartient à tout le monde.

Le projet d’édition dans lequel tu es impliquée – Elephant Editions – est connu pour être le traducteur principal d’Alfredo M. Bonanno et d’autres anarchistes « insurrectionnalistes ». Bien qu’on ne souhaite pas créer ou contribuer à un culte de la personnalité, peux-tu nous expliquer en quoi les idées d’Alfredo, et des autres auteurs que vous publiez, sont importantes pour la lutte contre ce qui nous opprime ?

Premièrement, on parle d’idées, une marchandise vraiment rare de nos jours. Des idées avec un poids subversif. Elles croisent et stimulent d’autres idées qui nous extirpent du marécage de l’opinion et de la tolérance et nous aident à atteindre la lucidité nécessaire pour agir sur la réalité qui nous accable et la transformer. Je dirais que je n’ai jamais abordé aucun texte que j’ai traduit et par la suite publié autrement qu’avec l’intention purement égoïste de discuter et clarifier certaines idées moi-même. Quand finalement (après un long combat) le texte devient compréhensible en anglais, je souhaite que d’autres puissent le lire. Pour certaines personnes, lire de tels textes amène à une rencontre, un niveau de découverte de soi résultant du fait de voir des idées présentées sous forme écrite avec un certain niveau de clarté. Des tensions que l’on sentait déjà brûler en soi deviennent plus claires, facilitant leur appropriation dans le but d’agir. Ainsi, le texte vit, fait son chemin dans le contexte de la lutte, contribue à donner aux compagnonnes et compagnons qui le souhaitent un outil pour reconnaître et valoriser leurs propres idées et rêves, en faisant un aspect important dans leur vie et dans la lutte. Le texte devient alors à la fois une rencontre subjective et une chose « physique » qui, dans les remous de son parcours à travers l’espace social et idéel, devient un facteur dans la création de relations informelles entre les individus. En plus de ça, nous avons tous besoin d’analyse – par exemple de l’économie, des nouvelles technologies, des nouveaux visages du pouvoir et de la lutte, des nouveaux ennemis et des faux amis. Et, ne nous voilons pas la face, beaucoup d’entre nous manquent de motivation ou de méthode quand il s’agit d’acquérir des connaissances. Sans idées, analyses ni perspectives, nous ne sommes rien, seulement des abstractions, construisant dans le vide, le vide confortable des structures formelles et de leurs obsessions organisationnelles. La structure de la langue italienne, et de ces textes en particulier, est totalement différente de la langue anglaise usuelle ; ça me prend toujours beaucoup de temps pour les rendre suffisamment lisibles, et coller à leur logique. C’est vraiment un voyage, en particulier parce que ces compagnons et compagnonnes, Alfredo et les autres que j’ai traduits, m’accompagnent dans la lutte. Nous avons vécu à travers l’expérience de ces idées dans la pratique, elles proviennent du développement du mouvement au fil de ces dernières décennies. Je crois que ces idées, ou théories, sont une contribution importante à la lutte aujourd’hui parce qu’elles viennent d’une partie du mouvement qui ne se réfère à aucune organisation permanente ou structure formelle et souhaite attaquer sans intermédiaire l’oppression sous toute ses formes.

En fait, l’attaque et la théorie de l’attaque – qui sont la même chose pour les anarchistes – sont un élément essentiel du mouvement informel, sans lequel il n’existerait pas en pratique. Ainsi, il y a aussi un fort élément de critique dans ces écrits, une critique de l’organisation anarchiste permanente qui compte sur le nombre, telle que le syndicalisme ou la fédération, comme étant limitée et anachronique du point de vue de l’attaque. En même temps, il y a une critique de l’organisation clandestine et de l’attaque « au cœur de l’État » qui était très répandue dans les années 70, particulièrement en Italie. La plupart de ces organisations étaient marxistes-léninistes, mais des anarchistes ont tenté l’impossible en formant une version « anarchiste » qui a fini par tomber dans les contradictions propres à n’importe quelle configuration clandestine permanente. Et je crois que beaucoup d’anarchistes de l’époque ressentaient une pression considérable pour former de telles organisations afin d’être dans la « réalité de la lutte ». Les théories dont on parle mettent en avant la formation de petits groupes qui ne soient pas maintenus sous le poids de partis pris idéologiques, agissant directement sur le réel sans aucun sens du sacrifice mais pour leur propre plaisir immédiat et leur liberté, dans le contexte de la liberté pour toutes et tous.

Un autre composant essentiel dans les écrits dont nous sommes en train de parler est celui de l’analyse des profonds changements qui ont eu lieu ces 30 ou 40 dernières années et ont affecté la manière dont l’exploitation fonctionne à travers le monde entier et la lutte qui tente de la combattre. Les nouvelles technologies que beaucoup de jeunes camarades considèrent aujourd’hui comme la normalité ont en fait changé la manière dont le monde tourne.

La totalité de l’appareil productif, y compris celui de la nourriture, l’extraction du carburant etc. a été transférée de l’Europe en Asie et à l’Est, suivant un projet massif de restructuration qui s’est confronté à la rébellion dont une bonne partie a atteint le point de l’insurrection généralisée dans certains pays. Ceci a été suivi par un changement complet des exigences du système en terme d’éducation, et d’un large nivellement culturel par le bas en faveur de chaînes de données infinies qui ne nous mènent nulle part.

Je dirais aussi que, une fois que certains textes ont été traduits en anglais, hélas la langue de la nouvelle marche du monde, ils ont pu être traduits, dans leur propre langage, par des anarchistes d’autres endroits du monde qui y ont trouvé quelque chose d’intéressant, et c’est l’une des choses qui m’ont donné le plus de satisfaction dans cette tâche.

Je voudrais parler rapidement du concept de « culte de la personnalité » tel que tu l’as évoqué.

Je pense que ce concept est étranger aux anarchistes en général. Les anarchistes sont jugés par leurs pairs en fonction de ce qu’ils disent et font, et la cohérence entre les deux – pas par le biais d’attaques personnelles telles que pratiquées par les organisations qui reposent sur des leaders charismatiques et qui ont émergé en Russie à la suite de la prise de pouvoir bolchévik. Il arrive qu’il y ait des attaques personnelles qui prennent la place d’une réelle critique des méthodes exposées par certains compagnons lorsque certains secteurs du mouvement voient leur statu quo menacé par ces méthodes. C’est plus facile que d’attaquer les idées en elles-mêmes et de leur en opposer d’autres qui pourraient être plus efficaces, qui sait. Mais comme je l’ai dit, il ne s’agit pas là d’une caractéristique des anarchistes qui, par leur existence-même, s’opposent au concept de leader et en même temps mettent en avant l’individu, chaque individu, sur un même pied d’égalité.

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