Chère[1] CGT de l’Isère,
Nous t’écrivons aujourd’hui, non dans l’espoir que tu changes de stratégie, mais pour inviter tes alliés qui n’avaient pas forcément réfléchi à la question à analyser la situation. On s’adresse à toi aujourd’hui mais nous aurions pu envoyer cette lettre à d’autres de tes consœurs, tant la situation parait semblable dans d’autres villes. Et parce que nous aurions pu écrire ceci bien plus tôt, cela ne signifie pas que quelque chose d’inédit nous ait motivé aujourd’hui. Au contraire, il n’y a rien de bien nouveau. Mais par effet d’accumulation des non-dits et parce qu’il semble que ta maison mère ait décidé de siffler la fin de la récré officielle, arrive le moment où il faut parler des « choses » et les nommer. Des « choses » qui traînent depuis un bon moment déjà, et qui ont des conséquences.
Ce bref préambule étant posé, entrons dans le vif du sujet. Chère CGT de l’Isère, nous affirmons sans détour que tu ne vaux pas mieux que la flicaille. Et cela, pour plusieurs raisons que nous allons détailler dans la suite de cette lettre.
On pense que tu ne te vexeras pas en lisant ça, peut-être en seras-tu même fière, toi qui considères la police comme une « camarade » et qui la syndiques. Les condés et toi faites un boulot complémentaire : pendant qu’eux répriment et découragent toute volonté de subversion par la violence institutionnelle, toi tu te charges de contenir la rage par quelques réformettes. Vous travaillez main dans la main. Et souvent même les méthodes policières semblent être à ton goût.
Tu agis à chaque manifestation en leader autoritaire. Dès le début de l’agitation sociale de cette année 2016 tu as voulu prendre les rênes du cortège. Pire, tu dirigeais l’ordre dans lequel les divers collectifs ou organisations devaient se mettre en branle. Ça nous a surtout marqués lors de cette manif qui était partie depuis les locaux du PS, mais en fait ça c’est toujours passé comme ça.
Pour chaque journée « d’action » tu as fait le choix de parcours bien balisés, en accord avec le reste de l’intersyndicale dont les faits d’arme ne sont pas tellement plus glorieux. « Parcours » dont le départ et l’arrivée sont des lieux bien connus de la flicaille et où la foule est facilement maîtrisable, ceci empêchant tout départ groupé en dehors du cadre syndical et favorisant le boulot policier de contrôle des identités, de fouille, d’intimidation. Ainsi, alors même que beaucoup étaient dans la rue pour exprimer leur dégoût de la verticalité et du pouvoir, tu étais là pour réintroduire ces principes et les imposer à tous.
Mais ça ne s’arrête pas là. Car non seulement tu collabores avec la flicaille mais aussi (et conséquemment) avec l’État. Eh oui ! Finalement, si on pose bien le problème, c’est logique.
Légaliste, tu respectes les règles du jeu démocratique, tout en feignant d’ignorer que si elles existent c’est précisément pour maintenir le statu quo de l’exploitation capitaliste. Tu plébiscites le « dialogue social » et tout le marketing d’État : c’est bien normal puisque ton existence légale tu la dois à ce même État. Tu n’es donc pas autre chose que son émissaire au sein du mécontentement social. On y reviendra.
Mais attardons nous encore un peu sur ces diverses journées de promenades syndicales réformardes que tu co-organises avec le reste de l’intersyndicale. Franchement, on te félicite, tu fais ça sacrément bien ! Non seulement comme on l’a vu, le parcours est soigneusement choisi, mais encore tu t’empresses d’aller le déposer en préfecture, une fois ton choix effectué (et voté, certainement, avec les autres syndicats !). Au passage, merci d’avoir prévu un parcours aussi raccourci le 15 Septembre 2016, il faisait chaud et le moindre effort par cette chaleur est accablant. Tu te figures peut être que nous devrions également te remercier d’être allé demander des autorisations de défilé. C’est vrai que c’est important « les autorisations ». On ne saurait rien bouleverser de l’existant sans en avoir reçu « l’autorisation ». L’absurdité de ta démarche est toute contenue dans cette phrase.
Alors peut-être qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que tu fonctionnes comme ça, puisque depuis l’enfance on a tous intégré qu’il faut une autorisation pour tout. Il faut toujours garantir qu’on est inoffensif, même et surtout si on conteste l’ordre établi. L’État nous autorise ici ou là à tenter d’atténuer les effets de telle domination si nous sommes suffisamment dociles, mais nos actes ne doivent à aucun moment viser à faire s’effondrer les pouvoirs.
Ainsi, peut-être que tu ne serais qu’une « simple victime » de l’infantilisation d’État ?
On aurait pu t’accorder le bénéfice du doute sur la question si nous n’avions constaté à de multiples reprises que tes actions étaient toutes façonnées par la logique du pouvoir. Ton respect de l’ordre est plus une acceptation consciente et assumée des rapports de pouvoir qu’une reproduction mécanique imputable à l’air ambiant. Tu es parfaitement démocrate, c’est-à-dire que tu prétends combattre l’exploitation au nom d’une exploitation mieux ordonnée, plus mesurée. En réalité tu ne fais qu’accroître la pérennité du vieux monde qui l’a vu naître.
Ainsi tu perpétues l’ordre et la norme sociale tout en te disant progressiste. D’un côté, tu montres que tu es inoffensive et que tes actes ne visent à aucun moment à en finir avec des processus de domination. De l’autre, tu organises le spectacle de la contestation, par l’intermédiaire de ton leader charismatique des métalos, mixant slogans réformistes et imagerie guévariste. D’un côté tu appelles à la « Révolution », en ne sachant manifestement pas ce que ça veut dire, de l’autre tu fais en sorte que le parcours soit bien balisé, que l’État puisse mettre ses lignes de sbires le long des rues d’où la contestation et la révolte ne pourront pas sortir. Ça s’appelle faire de la politique. En somme, tu n’es animée que par une chose : la survie de ta structure. Et tu as bien compris de quel côté se situe la défense de tes intérêts.
Ton travail de collaboration ne s’arrête évidemment pas là.
Tu échanges complaisamment avec les plus perfides des flics : la DGSI (anciens RG). Tu sais, ceux qui ne portent aucun signe distinctif, si ce n’est une oreillette et une attitude qui les trahit toujours.
Et puis, tu te comportes toi-même comme une extension de la police. Comme on l’a vu, tu en partages les valeurs et tu légitimes la source de son pouvoir : l’État. Mais, il suffit de voir le genre de secteurs dans lesquels la CGT a des fédérations pour comprendre que tu puisses reprendre à ton compte des pratiques policières.
Ainsi, tu as un service d’ordre ! Alors évidemment, ce SO est plus ou moins virulent en fonction des villes. On a par exemple pu le voir à l’œuvre à Paris, armé de manches de pioches et de matraques télescopiques, n’hésitant pas à s’en servir. Celui de Grenoble n’est pas (encore) à ce niveau mais commence à se montrer impatient.
Un bref récit de la dernière manifestation en date pourra éclairer celles et ceux qui doutent encore que tu sois leur ennemi au sein du mouvement :
Nous comprenons bien que tu aies été vexée de perdre l’avant de la manifestation en ce 15 Septembre, comme ça avait été le cas à l’époque du CPE. On peut comprendre que pour le Petit père des ouvriers que tu es, on ne se refait pas, se retrouver symboliquement derrière (ou en tout cas, pas devant) peut être humiliant. Néanmoins, ton SO nous a quand-même impressionnés par la puissance physique qu’il a mise en œuvre pour accélérer le rythme la manifestation (et donc l’amener plus rapidement à son terme) alors qu’elle était emmenée par des personnes énervées et autonomes. [Au sujet du cortège de tête, il faudra qu’on reparle des perspectives, mais disons que c’est un début.]
Peu avant l’arrivée officielle, la partie révoltée du cortège, qui était donc à l’avant, a décidé qu’elle ne voulait pas rentrer si tôt au bercail et s’est engouffrée dans une rue qui n’était pas prévue au programme. Tu te souviens de ce que tu as fait alors ? Évidemment ! Tu as ordonné à ton virile SO de faire une ligne à l’entrée de la rue où la tête s’était engagée pour empêcher tes militants de suivre.
Voir ton service d’ordre dresser un mur symétrique au « cordon de sécurité » de la police, pour conduire le bétail récalcitrant jusqu’à la nasse de fin de manif, est une image qu’on n’est pas près d’oublier. Pas la peine d’invoquer un quelconque « sens des responsabilités », on sait très bien ce que ça veut dire. Bon… pour tout te dire, ton SO a encore des cours à prendre question gestion des foules, mais on ne se fait pas de soucis pour toi, tes relations dans la police te seront certainement utiles.
Finalement, nous n’avons pas réussi à sortir du parcours balisé, alors on est allés s’échouer sur la place prévue, à l’heure d’arrivée prévue. On t’est reconnaissant de te soucier d’économiser nos forces, merci !
Mais pour nous la ballade n’était pas terminée, et faut dire qu’on n’était pas venu pour les merguez. Il n’a pas fallu attendre longtemps avant qu’une nouvelle tentative de prolongation de la manifestation n’ait lieu. Et bien sûr la flicaille (l’officielle, cette fois-ci) n’était pas décidée à nous laisser sortir.
À ce stade du récit, un certain goût pour la vérité nous oblige à reconnaître que sans toi ce 15 Septembre aurait été moins drôle. En effet, au moment même où nous nous faisions gazer et matraquer, ton leader charismatique de la CGT des métalos se fendait d’un discours sur le libre arbitre de chacun concernant la participation à la manif sauvage ! Encore ce bon vieux sens des « responsabilités» sans doute. Après avoir passé l’intégralité du mouvement social à tenter de marginaliser ceux qui voulaient que les manifestations soient autre chose que des promenades inoffensives, tu nous renvoyais, toi, à l’exercice de notre liberté ? Fendard ! Mais tout ça est très logique encore une fois. En fait, ce que tu voulais dire c’est qu’une fois TA manifestation finie, une fois TON tour de manège terminé, tu t’en laves les mains. On voit donc jusqu’où va ton fameux sens des responsabilités. Qu’un abris-pub éclate et tu en perds le sommeil. Que la répression s’abatte sur 200 manifestants et tu t’en cognes, puisque tu as renvoyé chacun à son libre arbitre. Pour bien mesurer la confusion politique de ton leader charismatique des métalos on se remémorera cette fin de manif, avant la trêve estivale, où, peut être grisé par l’alcool, il en était venu à nous parler d’anarchie (rassure-toi, on n’en attendait rien !).
On ne va pas s’arrêter en si bon chemin. Car il y encore une autre chose qui nous a bien fait marrer le 15. Grâce à toi (et bien sûr à l’acharnement de la flicaille à nous taper dessus) on n’a vraiment pas perdu notre journée ! On doit t’avouer qu’on est quelques-uns et quelques-unes à avoir trouvé bien cocasse ta nouvelle campagne « féministe de la CGT » … Chose étrange, nous n’avons vu que des hommes portant ton nouveau t-shirt violet frappé de ce slogan. Mais loin de nous d’imaginer qu’il s’agit d’une opération de racolage envers des milieux plus radicaux. Quoi qu’il en soit on a constaté que ton service d’ordre avait besoin de cours de rattrapage sur la question. Y surprendre les pires remarques sexistes à deux pas de tes militants affichant ton virage féministe, ça avait un petit côté absurde, qui nous a fait sourire et qui est finalement plutôt représentatif de notre quotidien. C’est le miracle de la politique, et du citoyennisme, que d’arriver à faire croire aux dominés qu’on défend leurs intérêts en étant main dans la main avec les dominants.
Bon, on rigole, on fait dans l’ironie, mais en réalité le sujet est sérieux. Comment peut-on encore croire que des manifestations inoffensives peuvent arriver à arracher quoi que ce soit ? Et ne nous parle pas de l’escroquerie intellectuelle que constitue ta « votation citoyenne » ! Que des individus te fassent encore confiance défie toute logique. Comment peut-on accepter d’être mené par une organisation en bout de course, n’ayant en ligne de mire que la survie de sa structure lors des prochaines élections (ici « professionnelles ») ? Il s’agit là d’un phénomène qui mérite une analyse à lui tout seul et que nous n’amorcerons pas dans cette lettre.
Il est grand temps de réaliser que les forces réactionnaires et contre-révolutionnaires ne se trouvent pas seulement à l’opposé des mouvements sociaux, mais aussi en leur sein même.
Faut-il rappeler la participation de la fédération CGT dockers et ports de Calais, main dans la main avec le syndicat de police Alliance à la manifestation réactionnaire anti-migrants du 24 Janvier 2016[2] ?
Faut-il rappeler les glorieuses actions du service d’ordre CGT-FO de la manifestation parisienne du 17 mai 2016 ?
Faut-il rappeler que la CGT réutilise sans arrêt le vocabulaire du pouvoir quand-il s’agit de désigner des individus refusant la mascarade de la manifestation inoffensive ?
Tu n’as eu de cesse de faire dans la pacification sociale.
Tu appelles à la grève mais jamais générale. Tu perpétues tes marches folkloriques à l’issue desquelles tu remplis tes caisses avec la vente d’alcools et de sandwiches. Parfois tu organises une ou deux actions plus marquantes, mais que tu es capable de saboter toi-même en prévenant la police à l’avance ! Tu organises le spectacle de la contestation, et un simulacre de rapport de force. Tu fais partie intégrante de la stratégie étatique dans l’offensive capitaliste actuelle. Tu fais le jeu de la confusion politique par tes analyses critiques superficielles et tes prises de position interclassistes. Tu participes à l’extinction de la conscience de classe et renforce le fatalisme chez les exploités. Et puis tu finis par passer à la table des négociations. Mais il n’y a rien à négocier avec l’ennemi.
Et cette stratégie n’a aucun avenir. Même pour des réformistes. En combattant les forces que tu ne pouvais avoir sous ton contrôle au sein des mouvements de ces dernières décennies, tu n’as fait que scier la branche sur laquelle tu étais assise. Tu ne seras bientôt plus en mesure d’arracher à l’État la moindre miette, si ce n’est pas déjà le cas. Tu n’es même pas en mesure aujourd’hui de le faire reculer sur une loi rejetée à la quasi-unanimité.
Certaines personnes qui sont proches de nos positions considèrent souvent que, s’il faut critiquer les centrales syndicales, les militants et militantes n’y sont pour rien et n’ont pas à subir nos critiques. Nous considérons au contraire qu’ils ont eux aussi une part de responsabilité.
Le fait qu’ils adhèrent donne de la légitimité à la CGT. Sans compter qu’ils abandonnent leur autonomie pour laisser le soin à une organisation (avec tout ce que ça implique) de gérer les problèmes qu’ils rencontrent avec leurs exploiteurs et qu’ils n’ont pas leur mot à dire sur la manière dont la lutte doit être menée ni sur quelle base. Adhérer par conviction politique à la CGT c’est se condamner à une absence d’analyse critique du « travail », en tant qu’activité contrainte apparue avec le capitalisme. Tout comme continuer à penser dans le cadre démocratique c’est tenter de mener une lutte sur le terrain de la bourgeoisie en usant des outils qu’elle a forgé pour maintenir sa domination (la politique, la justice, etc.).
Si ça peut te rassurer, chère CGT de l’Isère, on aurait pu remplacer, dans beaucoup de phrases de cette lettre, le sigle « CGT » par d’autres sigles d’organisations.
Nous n’attendons pas forcément de réponse, mais nous ne te cachons pas que ça nous ferait bien rire de lire tes tentatives de défense et de justification.
[] Cher : adjectif. Qui est d’un prix élevé (et pas seulement en terme pécuniaire).
[] http://france3-regions.francetvinfo.fr/nord-pas-de-calais/calais-2000-manifestants-pour-la-defense-du-port-et-de-la-ville-911865.html
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